Chapitre 46
Une journée frustrante ! Écarlate avait survolé des forêts très denses pendant qu’ils sondaient les routes et les pistes. Pas de trace des amis de Richard… Découragé, et passablement fatigué, il lui restait à peine la force de s’accrocher aux piques de la femelle dragon, qui continuait inlassablement les recherches. Le Sourcier refusait de se reposer : il devait trouver Zedd et Kahlan ! En plus de la fatigue, il avait récolté une terrible migraine pour avoir trop forcé sur ses yeux. Chaque fois qu’il apercevait un groupe de voyageurs, il oubliait ses misères, se concentrait de nouveau… et finissait par annoncer à Écarlate que ce n’étaient toujours pas ceux qu’ils cherchaient.
La bête fit du rase-mottes, frôlant la cime des pins, au bord d’un champ. Soudain, elle lâcha un cri perçant qui fit sursauter Richard et vira si sèchement qu’il en eut la nausée. Un daim traversait le champ, chassé du couvert des bois par le hurlement de la femelle dragon. Repliant les ailes, elle piqua sur sa cible, l’attrapa en pleine course et lui brisa la nuque sous l’impact. L’habileté à la chasse de sa compagne volante impressionna beaucoup Richard.
Écarlate remonta en altitude, parmi les nuages auréolés de pourpre par le soleil couchant. Aussi mélancolique que si son cœur avait sombré à l’horizon avec l’astre du jour, le jeune homme comprit qu’elle reprenait le chemin de son nid. Il aurait voulu lui demander de continuer un peu, mais comment l’empêcher d’aller rejoindre son – futur – petit ?
Au crépuscule, Écarlate se posa sur la saillie rocheuse, attendit qu’il soit descendu de son dos, et se précipita dans la grotte. Mort de froid, Richard s’emmitoufla dans son manteau et s’assit contre la paroi.
Après s’être occupée de l’œuf, le couvant puis le réchauffant avec ses flammes, Écarlate décida qu’il était temps de s’intéresser au daim.
— Tu dois avoir un appétit de moineau, dit-elle. T’en donner un peu ne me privera pas.
— Tu pourrais le faire cuire ? Je ne mange pas de viande crue…
Comme elle acquiesça, Richard se coupa un solide morceau de viande et le piqua au bout de L’Épée de Vérité. Puis il tendit l’arme devant lui et détourna la tête quand Écarlate souffla dessus un filet de flammes. Dès que ce fut cuit, il retourna dans son coin et mangea en essayant de ne pas trop regarder la femelle dragon déchirer la chair sanguinolente avec ses crocs et ses griffes. Des morceaux de bidoche volaient un peu partout, et elle avalait sans même prendre le temps de mâcher…
— Si nous ne trouvons pas tes amis, demanda-t-elle une fois restaurée, que feras-tu ?
— Nous devons les trouver ! Je ne veux pas penser à une autre possibilité…
— À l’aube, demain, il restera quatre jours avant le début de l’hiver…
— Je sais…
— Pour un dragon, la mort est préférable à la servitude, affirma Écarlate en fouettant l’air avec sa queue.
— S’il doit choisir pour lui seul, peut-être… Mais quand d’autres vies sont en jeu ? Tu as accepté la servitude pour donner à ton petit une chance de grandir.
La femelle dragon grogna, ne répondit pas, et retourna s’occuper de son trésor.
S’il ne parvenait pas à arrêter Rahl, Richard savait qu’il choisirait de sauver ceux qui pouvaient l’être. Pour éviter à Kahlan de tomber entre les mains d’une Mord-Sith, il aiderait son pire ennemi à ouvrir la bonne boîte. Alors, son amie aurait le genre d’existence qui revenait à une Inquisitrice.
Permettre à Rahl de régner en maître absolu sur tous et sur tout le désespérait. Mais quel choix avait-il ? Shota avait sans doute eu raison : Kahlan et Zedd tenteraient de le tuer. Et il le méritait peut-être, pour avoir simplement pensé à aider Darken Rahl. Mais si la décision lui revenait, envers et contre tout il ne laisserait pas la jeune femme subir les ignominies d’une Mord-Sith !
Richard s’étendit, trop déprimé pour finir son repas. Il posa la tête sur son sac, se couvrit avec son manteau et pensa à Kahlan.
Il s’endormit comme une masse.
Le lendemain, Écarlate choisit d’explorer les routes et les pistes autour de l’endroit où se dressait naguère la frontière. Un écran de nuages épais voilait le soleil. Richard espérait que ses amis ne s’étaient pas aventurés aussi près du repaire de Darken Rahl. Mais si Zedd avait cherché à localiser la pierre de nuit avant que leur adversaire la détruise, découvrant ainsi qu’il était au Palais du Peuple, il fallait craindre qu’ils se soient rués dans cette direction. Écarlate fit du rase-mottes dès qu’ils aperçurent des voyageurs et leur ficha une sacrée frousse. En vain, car ce n’était pas ceux qu’ils cherchaient…
Vers midi, Richard les repéra enfin ! Zedd, Chase et Kahlan galopaient sur une piste parallèle à la route principale. Il cria à Écarlate de se poser. Elle vira sur l’aile et tomba en piqué, flèche rouge dans le ciel grisâtre. La voyant arriver, les trois cavaliers arrêtèrent leurs montures et sautèrent à terre.
Écarlate écarta ses ailes, ralentit leur descente et atterrit dans une clairière, au bord de la piste. Richard sauta de son dos et courut vers ses amis, debout près de leurs chevaux, les rênes à la main. Dans l’autre, Chase tenait une masse d’armes.
Revoir Kahlan manqua le faire défaillir de bonheur et de soulagement. Tous ses souvenirs d’elle prenaient soudain corps devant lui. Tandis qu’il courait vers ses amis, avalant sans peine une petite butte de la piste, ils ne bronchèrent pas, comme pétrifiés. Richard baissa les yeux, histoire de voir où il marchait et de ne pas s’étaler ridiculement.
Quand il les releva, du feu magique volait vers lui. Il se figea de surprise. Que fichait donc Zedd ? La boule de flammes était plus grosse que toutes celles qu’il avait vues. Elle illuminait les arbres alentours et avançait en sifflant comme un serpent. Une fraction de seconde, il la regarda fondre sur lui.
Puis il saisit son épée et sentit les lettres du mot « Vérité » s’enfoncer dans sa paume. Il dégaina la lame et la note métallique emplit l’air. La magie se déversa aussitôt en lui. Comme ce jour-là, chez Shota, il prit l’arme à deux mains et la brandit comme un bouclier. Fou de rage à l’idée que Zedd l’ait trahi, il attendit l’impact.
Le choc eut lieu et le força à reculer d’un pas. Le feu magique se dispersa tout autour de lui, retourna en partie de là où il venait, puis se dissipa en un clin d’œil.
— Zedd ! Qu’est-ce qui te prend ? C’est moi, Richard !
Il avança, furieux que Zedd l’ait attaqué, sa colère décuplée par la magie de l’épée. De la rage liquide coulait à flots dans ses veines.
Dans sa tunique toute simple, aussi décharné qu’à l’accoutumée, le sorcier ne sembla pas vouloir céder un pouce de terrain. Lesté d’armes, l’air toujours aussi redoutable, Chase paraissait dans le même état d’esprit. Le vieil homme prit le bras de Kahlan et la tira derrière lui pour la protéger. Chase fit un pas en avant, son regard plus noir encore que ses vêtements.
— Chase, souffla Zedd, ne fais pas l’idiot ! Reste où tu es…
— Que vous arrive-t-il ? explosa Richard. Et que fichez-vous ici ? Je vous avais ordonné de ne pas me suivre ! Darken Rahl a envoyé des hommes à votre poursuite. Vous devez partir !
Ses cheveux blancs plus en bataille que jamais, Zedd se tourna vers Kahlan sans quitter Richard du coin de l’œil.
— Tu comprends ce qu’il raconte ?
— Non. Je crois que c’est du haut d’haran. Je ne parle pas cette langue…
— Du haut d’haran ? Vous êtes devenu fous ? Que…
Soudain, Richard se souvint. La Toile d’Ennemi dont Rahl l’avait enveloppé ! Ses compagnons ne le reconnaissaient pas ! Pire que tout, ils le prenaient pour Rahl en personne !
Une autre idée lui donna le vertige. Zedd l’avait frappé avec le feu magique parce qu’il croyait avoir en face de lui son ennemi mortel. Donc, ce n’était pas lui le traître ! Ça ne laissait plus que Kahlan… Mais si elle était passée dans le camp de Rahl, elle devait le voir sous son véritable jour.
Terrifié à l’idée de vérifier sa théorie, il avança néanmoins et plongea son regard dans les yeux verts de la jeune femme. Kahlan se raidit, les poings sur les flancs et la tête bien droite. Richard reconnut cette attitude. Une menace. Très sérieuse ! Et il savait ce que son pouvoir lui ferait… Selon Shota, se souvint-il, il avait une chance contre Zedd, mais aucune face à la Mère Inquisitrice, qui n’échouerait pas.
Zedd essaya de rester entre eux. Richard l’écarta presque négligemment et continua à avancer. Derrière lui, le sorcier lui posa une main sur la nuque, ce qui lui valut une douleur très semblable à celle de l’Agiel. Du feu liquide se déversa dans ses bras puis dans ses jambes, torturant tous ses nerfs. Avant les jours passés à la merci de Denna, il se serait écroulé. Mais sa maîtresse lui avait appris à augmenter son seuil de tolérance. Compagnon de la souffrance, il savait désormais composer avec elle. Et même si Zedd n’était pas loin de valoir la Mord-Sith, il puisa dans ses réserves de volonté, chassa la douleur et la remplaça par la colère de l’épée.
Quand il jeta un regard d’avertissement au sorcier, il ne recula pas. Alors, Richard le poussa. Une simple bourrade… Mais avec la force que lui conférait la magie, le pauvre Zedd s’étala de tout son long en arrière.
Devant le jeune homme, Kahlan n’avait toujours pas bronché.
— Qui vois-tu en face de toi ? demanda-t-il. Darken Rahl… ou Richard ?
Kahlan tremblait un peu, apparemment incapable de bouger. Soudain, le regard de Richard capta quelque chose, à la périphérie de sa vision. Un reflet métallique ! La pointe de l’Épée de Vérité était plaquée sur la saignée de la gorge de la Mère Inquisitrice ! Il ne l’avait pas levée consciemment, comme si la magie eût agi toute seule. Mais c’était une illusion ! Il avait accompli ce geste. Et Kahlan tremblait à cause de ça. Sous la pointe d’acier, une goutte de sang perlait déjà. Si cette femme avait trahi, il devrait l’exécuter. La lame était devenue blanche. Comme le visage de l’Inquisitrice.
— Qui vois-tu ? insista le Sourcier.
— Qu’avez-vous fait à Richard ? croassa Kahlan, sa fureur audible malgré le mal qu’elle avait à parler. Si vous l’avez blessé, je jure que je vous tuerai !
Il se souvint de la façon dont elle l’avait embrassé. Ce n’était pas le baiser d’une mante religieuse, mais d’une femme amoureuse. Même si ses soupçons s’avéraient un jour, jamais il ne pourrait lui ôter la vie. De toute façon, elle n’avait pas trahi, sa réaction le prouvait. Des larmes aux yeux, il rengaina sa lame.
— Pardonne-moi, Kahlan… Que les esprits du bien m’aient en pitié, car j’ai failli commettre une abomination ! Je sais que tu ne me comprends pas, mais pardonne-moi quand même. Darken Rahl s’est servi sur moi de la Première Leçon du Sorcier. Il voulait tous monter les uns contre les autres. J’ai failli croire en son mensonge ! À présent, je sais que ta loyauté et celle de Zedd sont indéfectibles. Pardon d’en avoir douté…
— Que voulez-vous ? demanda Zedd. Nous ne comprenons pas un mot à vos discours !
— Zedd… Comment te faire saisir ? (Il prit le sorcier par sa tunique.) Zedd, où est la boîte ? Je dois la récupérer avant que Darken Rahl ne se l’approprie. Il ne faut pas qu’il l’ait !
Zedd plissa le front. Richard sut que tout ça ne le conduirait à rien. Aucun d’eux ne le comprenait ! Il approcha des chevaux et entreprit de fouiller les sacoches.
— Cherchez autant que vous voulez ! lança le sorcier. Nous n’avons pas la boîte et vous serez mort dans quatre jours !
Richard sentit un mouvement derrière lui. Il se retourna et découvrit Chase, masse d’armes prête à frapper. Une langue de feu jaillit entre eux une seconde avant que le coup ne parte. Écarlate continua à souffler jusqu’à ce que le garde-frontière recule.
— Tu parles d’une bande de copains… grommela la femelle dragon.
— Darken Rahl a lancé sur moi une Toile de Sorcier. Ils ne me reconnaissent pas…
— Peut-être, mais si tu t’attardes ici, ils finiront par avoir ta peau.
Richard dut reconnaître que c’était bien vu. Il comprit aussi que ses amis n’avaient sûrement pas la boîte. Venus en D’Hara pour le sauver, ils n’auraient pas pris le risque de la rapprocher de Rahl.
Silencieux, ils regardaient Richard et la femelle dragon.
— Écarlate, dis-leur quelque chose, pour voir s’ils te comprennent.
— D’accord… Ce n’est pas Darken Rahl, mais votre ami Richard, caché par une Toile de Sorcier. Vous avez pigé ?
Aucune réaction. Exaspéré, Richard approcha de Zedd.
— Je t’en prie, essaye de comprendre ! Ne cherche plus la pierre de nuit. C’est un piège et tu finiras prisonnier du royaume des morts ! Essaye de comprendre, bon sang !
Autant parler à un caillou. Richard sut ce qu’il lui restait à faire : s’occuper d’abord de la boîte, puis revenir pour les protéger des quatuors de Rahl.
À contrecœur, il remonta sur le dos d’Écarlate. Elle les foudroya du regard et cracha quelques flammes en guise d’avertissement Richard aurait tout donné pour rester avec Kahlan, mais c’était impossible.
— Partons d’ici ! lança-t-il. Il faut trouver mon frère.
Sur un dernier jet de flammes dissuasif, Écarlate décolla. Richard s’accrocha à ses piques tandis qu’elle montait en flèche vers les cieux, prête à fendre les nuages. Tant qu’il les aperçut, le jeune homme ne quitta pas des yeux ses trois amis, qui les regardaient s’éloigner à tire-d’aile. Quel crève-cœur que de les abandonner ainsi ! Si au moins il avait pu voir Kahlan sourire, ne fût-ce qu’une fois…
— Et maintenant ? demanda Écarlate.
— Comme j’ai dit, nous devons trouver mon frère. Il est avec, une armée de mille hommes, quelque part dans les monts Rang’Shada. On ne devrait pas avoir de mal à les repérer.
— Tes amis ne m’ont pas comprise, rappela la femelle dragon. Comme je suis de ton côté, la Toile agit aussi sur moi. Mais elle n’altère pas mes perceptions, parce qu’elle doit être conçue exclusivement pour les humains. Si ces trois-là ont tenté de te tuer à cause du sort de Rahl, les autres auront la même réaction. Et je ne suis pas de taille à te défendre contre mille hommes.
— Je dois essayer quand même. Michael est mon frère, il sera peut-être plus facile de lui faire sentir qui je suis. Il est venu m’aider. Et j’ai besoin de secours !
Une armée étant plus simple à repérer, ils restèrent en altitude pour balayer davantage de terrain. Écarlate décrivit de grands cercles entre les nuages cotonneux. Quand on les voyait de si près, constata Richard, on découvrait à quel point ils étaient gros. À certains moments, on se serait cru dans un paysage flottant où alternaient les pics et les vallées. La femelle dragon passait le plus souvent sous le ventre de ces amas grisâtres, sa tête ou le bout de ses ailes disparaissant parfois au milieu d’une extension inattendue. Dans cet environnement, elle-même semblait minuscule.
Ils cherchèrent des heures durant sans apercevoir l’ombre d’une armée. De plus en plus à l’aise dans les cieux, Richard ne se tenait plus en permanence aux piques de sa monture. Adossé entre deux excroissances, il s’autorisait des moments de détente, sans pour autant cesser de sonder la route.
Une seule pensée l’habitait : comment se faire reconnaître de Michael ? À l’évidence, c’était lui qui avait la boîte. Zedd avait dû la dissimuler par magie et laisser à l’armée le soin de la protéger. S’il parvenait à communiquer avec son frère, il se la ferait confier. Écarlate la transporterait dans son nid, et Rahl aurait perdu la partie…
Alors, il mourrait dans trois jours et demi. Kahlan ne risquerait plus rien. Jusqu’à la fin de ses jours. Quant à lui, il rentrerait en Terre d’Ouest et n’aurait jamais plus affaire avec la magie.
Ni avec Kahlan… L’idée de ne jamais la revoir le vidait de toutes ses forces.
En fin d’après-midi, Écarlate repéra la troupe. À cette altitude, elle avait une vue bien plus perçante que la sienne. Pour apercevoir les soldats, dans le lointain, il dut plisser les yeux, et ne distingua d’abord qu’une colonne de poussière…
— Quel est ton plan ? demanda la femelle dragon.
— Crois-tu pouvoir te poser un peu devant eux sans qu’ils te voient ?
Écarlate tourna à demi la tête pour le foudroyer d’un seul œil.
— Je suis un dragon rouge, petit homme ! Si ça m’amusait, j’atterrirais au milieu de ces soldats sans qu’ils me remarquent. À quelle distance veux-tu en être ?
— Pour éviter des ennuis, il faut que je puisse accéder à Michael sans que ses hommes ne m’aperçoivent. (Il réfléchit quelques instants.) Dépose-moi sur leur chemin, avec quelques heures d’avance sur eux. Je les laisserai venir à moi. À la faveur de la nuit, je contacterai mon frère.
La femelle dragon écarta les ailes et vira lentement vers un amas de collines, devant l’armée en marche. Elle amorça sa descente à l’abri d’une de ces buttes, survola des vallées, hors de vue de la route, et atterrit dans une petite clairière semée d’herbes jaunissantes. Alors que ses écailles brillaient sous les rayons de la fin d’après-midi, Richard se laissa glisser de son dos.
— Et maintenant ? demanda Écarlate.
— J’attendrai jusqu’à ce qu’ils s’arrêtent pour camper. Quand ils auront dîné, je m’introduirai sous la tente de Michael pour lui parler seul à seul. Je trouverai bien un moyen de lui prouver mon identité.
La femelle dragon regarda le ciel, puis la route, et grogna.
— Il fera bientôt nuit. Je dois retourner au nid, l’œuf a besoin de chaleur.
— Je comprends… Reviens me chercher demain matin. Je t’attendrai ici…
— Le ciel se couvre. S’il y a trop de nuages, je ne pourrai pas les traverser.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il y a des rochers cachés dedans !
— Pardon ?
— Les nuages dissimulent les choses ! s’impatienta Écarlate, sa queue fouettant l’air. Comme le brouillard. Bref, on n’y voit rien ! Et quand on est aveugle, on se heurte aux obstacles – par exemple les collines et les montagnes. Je suis solide, mais une rencontre imprévue avec un rocher me briserait le cou. Si les nuages sont assez hauts, je vole au-dessous. Quand ils sont très bas, je passe au-dessus. Mais dans ce cas, je ne vois pas le sol. Donc, je ne te trouverai pas. Que faire si les nuages ou un autre ennui sabotent notre rendez-vous ?
Richard posa la main droite sur la garde de son épée et sonda la route.
— Dans ce cas, je retournerai vers mes trois autres amis. Par la route principale, pour que tu puisses me repérer plus tard. Si rien ne marche, j’irai au Palais du Peuple dans trois jours. Écarlate, au cas où tout ce que je tente échoue, tu devras me ramener à temps chez Darken Rahl. Dans trois jours !
— Un délai plutôt serré…
— Je sais…
— Encore trois jours et je serai débarrassée de toi !
— Ce sont les termes du marché, oui, fit Richard avec un grand sourire.
Écarlate leva de nouveau les yeux.
— Ce ciel ne me dit rien qui vaille, grommela-t-elle. Bonne chance, Richard Cypher. Je serai de retour au matin.
Elle prit un peu d’élan et décolla. Richard la regarda décrire un grand cercle autour de lui, presque en rase mottes, puis s’éloigner, rapetisser et disparaître entre les collines. À cette vision, un souvenir s’éveilla en lui. Il avait déjà contemplé ce spectacle le jour de sa rencontre avec Kahlan, après que la liane-serpent l’eut attaqué. Oui, il avait vu Écarlate lui passer au-dessus de la tête puis se fondre dans les collines. Mais que faisait-elle en Terre d’Ouest à ce moment-là ?
Se frayant un chemin dans les hautes herbes desséchées, Richard approcha d’une colline et monta au sommet afin d’avoir une vue dégagée sur l’ouest. Installé dans une cachette confortable, au cœur des broussailles, il mangea un peu de viande fumée et quelques fruits secs. Puis il constata qu’il lui restait aussi deux ou trois pommes. Il les grignota sans véritable plaisir, les yeux rivés sur la route d’où arriverait l’armée de Terre d’Ouest. Comment se faire reconnaître de Michael ? se demandait-il sans cesse.
Fallait-il essayer d’écrire ou de dessiner sur du papier ou dans la poussière ? Non, beaucoup trop simple pour fonctionner… Si la Toile d’ennemi brouillait ses paroles, il en irait de même pour ses écrits. Alors, que faire ? Se référer à un jeu que son frère et lui pratiquaient jadis ? Rien ne lui vint à l’idée. À vrai dire, Michael ne s’amusait pas beaucoup avec lui quand ils étaient enfants. À part les duels à l’épée de bois. Mais lui brandir L’Épée de Vérité devant le nez risquait de ne pas être très parlant…
Soudain, un détail lui revint. Quand ils s’affrontaient à l’épée, Michael aimait que Richard le salue, un genou en terre. S’en souviendrait-il ? Ce rite le réjouissait tellement ! Il l’appelait le « salut du vaincu ». Quand Richard gagnait, son aîné refusait de s’y plier Beaucoup plus petit et moins fort, à l’époque, il n’avait jamais réussi à l’y obliger. Mais il s’était retrouvé plus d’une fois dans cette position presque humiliante. Aujourd’hui, ce vestige du passé le faisait sourire, même s’il en avait souffert en ce temps-là. Michael ne pouvait pas avoir oublié. En tout cas, ça méritait d’être essayé…
Un peu avant la nuit, le Sourcier entendit le vacarme d’un galop ponctué de cliquetis d’armures et de craquements de cuir. Une cinquantaine de cavaliers passèrent bientôt devant lui dans une colonne de poussière. Tout de blanc vêtu, Michael conduisait ces soldats armés jusqu’aux dents. Richard reconnut les uniformes de Terre d’Ouest, avec les armoiries de Hartland aux épaules. L’étendard, lui, représentait un pin – bleu ! – sous lequel s’entrecroisaient deux épées. Chaque homme portait une épée courte dans le dos, une hache de bataille à la ceinture et une lance coincée dans un étrier. Les cottes de mailles brillaient comme des pierres précieuses à travers la poussière. Ce n’était pas un détachement de l’armée régulière, mais la garde personnelle de Michael.
Où était le reste de la troupe ? Du ciel, Richard avait vu les cavaliers et les fantassins avancer ensemble. Mais ces chevaux allaient trop vite pour qu’on les suive à pied. Richard resta un moment sur sa colline, pour voir si le gros de la colonne allait se montrer. Rien ne se passa…
D’abord inquiet, il se détendit en comprenant de quoi il retournait, Zedd, Chase et Kahlan avaient laissé la boîte à Michael, annonçant qu’ils partaient en D’Hara à la recherche de leur ami. Incapable de rester en place, son frère avait sûrement décidé de les rejoindre. Les fantassins étant trop lents pour atteindre à temps le Palais du Peuple, il était parti en éclaireur.
Cinquante hommes, même d’élite, ne pèseraient pas lourd s’ils rencontraient un régiment de Rahl. En l’occurrence, Michael avait laissé son cœur prendre le pas sur son intelligence.
Richard rejoignit les cavaliers après la tombée de la nuit, car ils n’avaient pas ralenti le rythme, s’arrêtant tard pour camper. Quand il atteignit leur bivouac, un bon moment après le dîner, les chevaux étaient déjà bouchonnés et attachés. Quelques hommes dormaient, des sentinelles veillant sur leur repos. Richard n’eut aucun mal à les repérer et à les éviter…
Par cette nuit d’encre où les nuages voilaient la lune, il rampa en silence entre les gardes. Un exercice tout à fait dans ses cordes. Il avait localisé les hommes et ils ne s’attendaient pas à ce qu’on tente de s’infiltrer dans leurs rangs. Dès qu’une tête se tournait dans sa direction, il lui suffisait de se baisser, et le tour était joué ! Le périmètre de surveillance franchi, il étudia le campement. Michael lui avait facilité le travail, car sa tente se dressait loin des dormeurs. Dans le cas contraire, la tâche aurait été un peu plus compliquée Cela dit, des soldats montaient la garde autour du petit pavillon. Richard étudia leurs mouvements, prit note des points faibles du dispositif, et trouva vite l’endroit où se faufiler entre eux. L’ombre que projetait la tente, à la faveur des feux de camp ! Les sentinelles restaient à la lumière, car elles ne voyaient plus rien dans ces îlots d’obscurité.
Le Sourcier avança, plié en deux, plus silencieux qu’un renard aux abords d’un poulailler. Quand il fut assez près de la tente, il tendit l’oreille pour déterminer s’il y avait quelqu’un avec Michael. Il capta des bruits de papier froissé. Une lampe brûlait, mais aucune conversation n’était en cours. Il approcha encore et fit une petite entaille dans la toile, pour regarder à travers. Michael était assis à une table de campagne pliante, concentré sur des documents. Sa tête, toujours aussi hirsute, reposait sur le dos de sa main gauche. Les documents, à voir leur taille, semblaient être des cartes plutôt que des textes…
Il devait entrer, se redresser, tomber sur un genou et faire son salut avant que Michael ne donne l’alarme. Dans la tente, juste devant lui, était installé un lit de camp. Exactement ce qu’il lui fallait pour dissimuler son entrée par effraction.
Tendant la corde pour que la tente ne vibre pas, il coupa une fixation, juste derrière le lit de camp. Puis il souleva la toile et se glissa à l’intérieur, dissimulé par le meuble de campagne.
Alerté par un bruit, Michael se retourna. Richard se leva d’un bond, en face de la table, et sourit, ravi de revoir enfin son frère aîné.
Le Premier Conseiller blêmit, sauta sur ses pieds et parla avant que le Sourcier n’ait pu faire son salut du vaincu.
— Richard… comment as-tu… que fais-tu ici ? Je suis si content que tu sois là. Nous nous sommes tellement… inquiétés…
Le sourire de Richard s’effaça.
La Toile, avait dit Rahl, n’aurait aucun effet sur ceux qui le servaient. Et Michael le voyait sous sa véritable apparence !
Le traître, c’était lui ! Son frère l’avait livré à Rahl pour qu’il soit capturé et torturé par une Mord-Sith. S’il le laissait faire, il vendrait aussi Zedd et Kahlan à leur pire ennemi. Oui, Michael, son frère ! Un infâme comploteur prêt à remettre le monde entier entre les mains de Darken Rahl.
— Où est la boîte ? croassa Richard.
— Ah… Tu as l’air affamé, petit frère. On va t’apporter quelque chose. Ensuite, nous parlerons…
Craignant de l’utiliser, Richard garda sa main droite aussi loin que possible de l’épée. Il devait se souvenir qu’il était le Sourcier, pas Richard Cypher, le frère de cet homme. Et le Sourcier avait une mission à accomplir qui lui interdisait de céder aux sentiments de Richard. Les comptes se régleraient plus tard. Pour l’instant, d’autres enjeux primaient.
— Où est la boîte ?
— La boîte… répéta Michael en détournant le regard. Oui, Zedd m’en a parlé… Il allait me la donner, puis il a marmonné un truc incompréhensible au sujet d’une pierre et de D’Hara – un moyen de te trouver, si j’ai bien compris et tous les trois sont partis à ta recherche. Je voulais les accompagner, pour te sauver, mais je devais rassembler mes hommes et les préparer un départ. Alors, le sorcier a gardé la boîte et ils ont filé en éclaireurs.
Richard comprit que Rahl ne lui avait pas menti : il détenait la troisième boîte !
Grâce à Michael !
Richard étouffa ses émotions et évalua la situation. La seule chose importante, à présent, était de rejoindre Kahlan. S’il se faisait tuer ici, elle subirait les outrages et la douleur d’un Agiel. Pour se calmer, il se surprit à invoquer l’image de la natte de Denna. Pourquoi pas, au fond ? Tant que ça fonctionnait… Abattre Michael était impossible, car ses hommes le captureraient ensuite. Donc, son frère ne devait pas se douter qu’il avait tout compris, car ça ne servirait à rien, sinon à compliquer encore les choses.
— Si la boîte est en sécurité, dit-il en se forçant à sourire, c’est tout ce qui compte.
Michael retrouva soudain un peu de ses couleurs.
— Richard, tu vas bien ? Tu as l’air… changé. Comme si tu en avais bavé…
— Tu ne sauras jamais à quel point, mon frère, dit le Sourcier en s’asseyant sur le lit.
Michael battit prudemment en retraite vers sa chaise. Avec sa chemise blanche, son pantalon bouffant de la même couleur et sa ceinture en or, il ressemblait à un disciple de Darken Rahl. Richard jeta un coup d’œil aux documents déroulés sur la table. Des cartes de Terre d’Ouest ! Un cadeau pour Rahl…
— Michael, j’étais en D’Hara, comme te l’a dit Zedd, mais je me suis enfui. Il faut nous éloigner de ce pays ! Mettre le plus de distance entre lui et nous ! Je dois rattraper les autres et les ramener. Toi, retourne chez nous avec ton armée. Terre d’Ouest aura besoin de défenseurs. Au fait, merci d’être venu à mon secours.
— Tu es mon frère… fit Michael, de plus en plus détendu. Qu’aurais-je pu faire d’autre ?
Les entrailles déchirées par cette trahison, Richard parvint quand même à sourire. En un sens, c’était pire que de se découvrir vendu par Kahlan. Avec Michael, il avait grandi, joué, espéré, pleuré… Cet homme faisait depuis toujours partie de sa vie. Un aîné admiré, aimé, soutenu contre vents et marées… Combien de fois s’était-il vanté, devant d’autres enfants, d’avoir un frère formidable ?
— Michael, il me faut un cheval. Je dois repartir au plus vite !
— Nous viendrons tous avec toi ! Maintenant que je t’ai retrouvé, plus question de te perdre de vue ?
— Non ! cria Richard en se levant d’un bond. (Il se calma aussitôt.) Tu me connais, j’ai l’habitude de suivre les pistes seul. C’est ma spécialité. Toi et tes hommes me ralentiriez… et le temps presse !
Michael se leva aussi et jeta un coup d’œil au rabat de la tente.
— Pas question ! Nous allons…
— Non. Tu es le Premier Conseiller de Terre d’Ouest. La sécurité du pays est ta priorité, pas jouer les nounous pour ton petit frère. Je t’en prie, ramène tes forces chez nous. Je m’en sortirai très bien…
— Je suppose que tu as raison, fit Michael en se frottant le menton. Nous allions en D’Hara pour t’aider. Alors, maintenant que tu es en sécurité…
— Encore merci d’être venu, grand frère. Je me débrouillerai pour trouver un cheval. Retourne à tes occupations…
Richard se serait volontiers décerné le titre du plus formidable crétin de la création ! Il aurait dû deviner depuis longtemps. En tout cas, après le discours délirant de son frère sur le feu. Ce soir-là, Kahlan avait essayé de le prévenir. Ses soupçons étaient exacts. S’il avait écouté sa tête au lieu de se fier à son cœur…
La Première Leçon du Sorcier : les gens sont stupides et croient ce qu’ils ont envie de croire. Lui, il avait battu des records en la matière ! Au point d’être trop en colère contre lui-même pour en vouloir à Michael !
Son aveuglement allait lui coûter la victoire. Il n’avait plus d’option, à présent. Et il méritait de mourir.
Les yeux rivés dans ceux de son frère, il se laissa tomber sur un genou et fit le salut du vaincu.
— Tu t’en souviens… murmura Michael, les poings sur les hanches, un sourire aux lèvres. Ça fait un sacré bout de temps, petit frère…
Richard se releva.
— Pas si longtemps que ça… Et certaines choses ne changent jamais. Je t’aime toujours, Michael. Au revoir…
Le jeune homme repensa à la possibilité de tuer son frère. Il devrait utiliser la colère de l’épée, car il était au-dessus de ses forces de tout pardonner à Michael pour que la lame tourne au blanc. Ce qu’il lui avait fait, il pouvait peut-être l’oublier. Mais pas ses actes contre Kahlan et Zedd. De plus, éliminer un traître importait moins que sauver ses amis. Laver sa propre stupidité dans le sang serait un trop grand risque.
Il sortit de la tente et Michael le suivit.
— Au moins, mange un peu avant de repartir. Nous devons parler d’autres sujets. Je ne suis toujours pas sûr que…
Richard se retourna et lut sur le visage du Premier Conseiller qu’il n’avait aucune intention de le laisser filer. Il attendait simplement que ses hommes viennent l’aider.
— S’il te plaît, laisse-moi faire. Je dois partir.
— Gardes ! appela Michael. Je veux que mon frère reste avec nous. Pour son propre bien.
Trois soldats avancèrent vers Richard, qui sauta dans les broussailles puis s’enfonça au cœur de la nuit. Ils le suivirent maladroitement. Ce n’étaient pas des forestiers, mais des militaires. Et il refusait de les tuer, car ils venaient de Terre d’Ouest.
Il s’éloigna du camp tandis que des ordres retentissaient un peu partout. Michael cria à ses soldats de capturer le fugitif, mais de le ramener vivant. Logique : il voulait le livrer en personne à Darken Rahl !
Au nez et à la barbe des gardes, Richard approcha du corral. Il coupa toutes les cordes, puis sauta sur un étalon sans perdre de temps à le seller. Criant comme un perdu, il flanqua des claques sur la croupe des autres montures, qui détalèrent, paniquées.
Alors, il talonna son cheval.
Les échos de voix moururent vite derrière lui. Le visage trempé de rosée et de larmes, il s’enfonça dans l’obscurité comme s’il avait l’enfer à ses trousses.